Le 18 mars 1522, Juan Sebastian Elkano, chef de l’expédition de Magellan après la mort de ce dernier et capitaine de la Victoria, le dernier vaisseau survivant, découvre au coeur de l’océan Indien par 37° 50′ de latitude sud une petite île isolée élevée, « d’environ six lieues de tour, sans arbres et paraissant inhabitée » selon Francisco Albo, le pilote du navire. Les tentatives pour y débarquer sont infructueuses et l’équipage ne s’y attarde pas, son tour du monde entamé à l’été 1519 l’attend et il lui reste encore de longs mois de navigation.
Elkano n’accorda pas d’importance à cette découverte car il ne baptisa pas l’île et, plus tard à son retour, devant la commission nommée par le roi d’Espagne pour fixer les nouvelles découvertes géographiques de son légendaire voyage, il ne fit pas mention de ce petit territoire constamment battu par une mer et des vents furieux, le plus souvent masqué sous un épais manteau de brume.
Pointe Del Cano. En bas, à côté de la falaise. Photo: web TAAF
Et pourtant cette terre ingrate et peu signifiante en apparence, toujours signalée par les marins comme un endroit dangereux, est un résumé babelesque des explorations de notre Terre tant s’y sont croisées toutes les grandes nations navigatrices d’Europe. En effet, Amsterdam, île donc découverte par un Basque membre d’une expédition espagnole dirigée par un Portugais, fut baptisée un siècle plus tard par un Hollandais, puis fréquentée par des pêcheurs et chasseurs d’otarie anglais et américains, revendiquée ensuite pour la France par un Polonais en dépit de contestations anglaises, avant d’être colonisée infructueusement par des Français pour enfin que la France en prenne possession en 1892. Avec sa petite sœur Saint-Paul située à 91 km plus au sud, elle fait depuis partie des TAAF (Terres Australes et Antarctiques Françaises) et elle abrite depuis 1949 une station météorologique et scientifique qui occupe à l’année une vingtaine de personnes.
Découverte par Elkano, l'île a été baptisée par un Hollandais et abrite aujourd'hui une station météorologique et scientifique
Toujours dans ce domaine de la connaissance du monde et de sa représentation, Amsterdam fit l’objet en 1792, à l’occasion du passage de l’expédition de l’amiral d’Entrecasteaux à la recherche de l’expédition disparue de La Pérouse, de la toute première carte du célèbre ingénieur français Charles-François Beautemps-Beaupré mettant en application ses nouvelles méthodes révolutionnaires et fixant les fondements qui ont fait de l’hydrographie une véritable science. Son levé de la côte orientale d’Amsterdam inaugura son utilisation du croquis panoramique pour assister la cartographie des littoraux marins par des mesures géodésiques et trigonométriques. Ces profils topographiques, inscrits dans une grille de mesures très précises, participaient de la cartographie des côtes et furent adoptées peu après par toutes les marines. Initialement nommés « vues de reconnaissance », ils constituaient une aide précieuse pour les navigateurs en facilitant l’identification des lieux lorsque les navires arrivent en vue de la terre et de ses dangers.
Isle D'Amsterdam. Bellin / Bonne (1760)
Dans la littérature de voyage, Jules Verne a choisi Amsterdam comme symbole par excellence de l’île isolée et des robinsonnades en en faisant l’une des étapes du voyage autour du monde des protagonistes de son grand roman Les enfants du capitaine Grant paru en 1868. Elle pourrait également l’avoir inspirée pour L’île mystérieuse (1875), refuge du capitaine Nemo qui y meurt « d’avoir cru que l’on pouvait vivre seul ».
Mais Amsterdam n’est pas seulement un résumé de l’exploration humaine de la Terre, elle est aussi un condensé de sa nature même : une planète unique, encore plus isolée dans son univers que notre petite île au milieu des flots, composée d’éléments essentiels qui en font sa nature singulière. Intéressons-nous y via la théorie des quatre éléments, façon traditionnelle et assez ésotérique de décrire et analyser le monde qui remonte à l’antiquité grecque. Elle part du principe philosophique que tous les matériaux constituant le monde seraient composés d’un ou plusieurs de quatre éléments dits fondamentaux : terre, eau, feu et air. Les différents dosages de ces éléments expliqueraient le caractère plus ou moins volatil, chaud, froid, humide ou sec (les quatre qualités élémentaires) de chaque matière. Il s’avère que la présence de ces éléments revêt un impact singulier et symbolique à l’échelle du petit territoire d’Amsterdam, reflet en réduction de la Terre et de ses tourments.
Terre :
Située à plus de 3000 km de toute terre continentale, Amsterdam fait partie des îles les plus éloignées de tout habitat permanent. Elle a la forme d’un gros massif volcanique compact d’environ 58 km2. Son altitude culmine à 881 m et elle défendue de tous côtés par une noire ceinture de hautes (jusqu’à 700 m) falaises infranchissables. En un seul point dans le nord-est ces falaises disparaissent pour faire place à une coulée de lave figée qui constitue une sorte de jetée naturelle que les embarcations peuvent accoster dans des conditions presque toujours périlleuses.
En dépit de ses formidables protections naturelles, ce petit univers sans contact extérieur avant le passage d’Elkano, s’est retrouvée ensuite confronté rapidement, à l’échelle de son écosystème, aux problèmes inéluctables liés aux passages et aux stationnements des hommes. Entièrement boisée jusqu’à la fin du XVIIIème siècle (alors que Francisco Albo la décrivait sans arbres en 1522), l’île ne compte désormais quasiment plus de forêt du fait des incendies, des coupes ainsi que des plantes et animaux invasifs introduits. C’est ainsi que chèvres, moutons et cochons sauvages des premières tentatives de colonisation ont été remplacés par des bovins (jusqu’à 2000 têtes) qu’il a fallu abattre en 2010 tant leur impact était préjudiciable à la vie endémique locale. Mais il reste d’autres nuisibles : l’un des objectifs principaux du prochain plan de gestion de la réserve naturelle de l’île est l’éradication simultanée du rat surmulot, de la souris domestique et du chat haret (introduit pour éliminer les deux premières catégories) ainsi que la poursuite des campagnes de reboisement du Phylica, l’arbre originel de l’île qui a failli disparaître. La biodiversité unique (plantes, oiseaux, otaries...) d’Amsterdam est désormais protégée au sein de la Réserve naturelle nationale des Terres australes françaises depuis 2006, mais reste fragile. L’île Amsterdam est classée depuis 2019 sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.
Eau
La France possède le deuxième domaine maritime mondial, avec 10,2 millions de km2, notamment grâce à ces poussières d’îles que sont les Éparses, Clipperton et les TAAAF. La convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982, dite de Montego Bay, permet aux pays côtiers d’étendre leur plateau continental au-delà des 200 milles marins de leur zone économique exclusive jusqu’à une limite maximale de 350 milles s’ils démontrent que leur territoire terrestre se prolonge sur le fond des océans. C’est ainsi qu’un décret de 2021 étend de 93 000 km2 le domaine maritime français en prolongeant le plateau continental des îles de Saint-Paul et Amsterdam, alors même que les fonds autour d’elles descendent rapidement à 3000 m de profondeur. Sur l’île elle-même, en dépit des pluies généralement fréquentes et abondantes, l’eau est en revanche rare tant le sol volcanique est perméable. Ses abords sont très poissonneux et riches en langoustes. La pêche y est très strictement limitée par quotas.
Timbres français de 1980 (gauche et centre) et 2005 (droite)
Feu
Amsterdam est le sommet émergé d’un volcan marin, dont les soubresauts il y a plus de 300 000 ans devaient être comparables à la formidable explosion du Krakatoa qui secoua la Terre entière en 1883. Le volcan est éteint depuis des millénaire, mais l’île reste animée depuis qu’elle est connue par de fréquents incendies, parfois gigantesques, tel celui qui ravagea l’île pendant que Beautemps-Beaupré en faisait le relevé, comme le relate un témoin de l’expédition : « On se représente assez l’étonnement que dut produire sur nous la vue d’une île enflammée au milieu d’une vaste mer, si éloignée de tout continent. Le lendemain à notre réveil, comme au sortir d’un songe, nous eûmes besoin du témoignage des uns et des autres, pour nous confirmer la réalité du spectacle dont nous avions joui la veille. »
D’autres incendies furent signalés en 1826, 1833, 1853, 1857, 1873, 1900, 1974. Certains au XIXème siècle auraient été allumés par des naufragés, d’autres seraient des feux de tourbe persistants susceptibles de s’accentuer en périodes de réchauffement climatique comme le dernier en date qui dura de mi-février à mi-mars 2021 sur la côte occidentale.
Air
Amsterdam est connue par les chercheurs du monde entier pour la qualité des données recueillies dans les études sur son air, réputé le plus pur de la Terre. L’isolement et l’éloignement de toute activité humaine en font une des deux seules bases mondiales pour la mesure de la pollution de fond de l’atmosphère. Y sont plus particulièrement suivis les gaz à effets de serre et les composés mercuriels gazeux. Le mercure est ce « vif-argent » qui intriguait tant les alchimistes à la recherche du « mercure philosophique », ingrédient de la pierre philosophale qui transformait les métaux vils en métaux précieux, qui guérissait des maladies et qui représentait pour certains le principe féminin générateur du monde. Le bout de celui-ci peut donc bien être cette île Amsterdam, bien plus importante et symbolique que ne pouvait l’imaginer Elkano, son découvreur, en ce jour du 18 mars 1522. En son honneur, une pointe sud de l’île porte son nom et un timbre rappelle sa découverte.
Localisation de l'Île Amsterdam dans le monde. Photo: NASA / Web: MapJam